Tauromachie : Roca Rey ou les grimaces barbares

Le film d’Albert Serra, « Tardes de Soledad », est un documentaire sur Andrès Roca Rey, un torero idole des promoteurs de corridas. Il est régulièrement fait appel à lui à Bayonne et Mont-de-Marsan. Le film a fait l’objet d’une forte promotion, avec invitation du réalisateur, au Pays basque et dans les Landes, régions supposées acquises à la tauromachie. A sa sortie le 26 mars, les critiques cinématographiques ont été partagé.es.

Un appel au boycot avait circulé à Bayonne, mais j’ai voulu voir le film de mes yeux malgré mes préventions, peut-être par masochisme. J’en ai davantage appris sur l’idéologie du réalisateur que sur les corridas. Le film a permis aussi de donner à voir et à entendre le caractère peu reluisant du milieu tauromachique.

Si dans Le Monde ou Libération, iels ont souligné les ambigüités du film. D’autres ont été laudatifs : « Une beauté et crudité stupéfiantes » (Télérama) ; « Film brillant et émouvant » (La Règle du jeu) ; « Le Torero star au visage d’ange » (Paris Match). Sauf dans un billet de blog sur Mediapart (« L’ouvrier dans un abattoir »), les taureaux sont quasi-invisibilisés. Les seules photos du film diffusées par le distributeur (Dulac) sont des photos de Roca Rey, pas des taureaux, documentaire oblige sans doute.

Pourtant, ce qui frappe en premier dans le film, ce sont les scènes de cruauté, voir de boucherie. De ce point de vue, il n’y a pas de silence du réalisateur : le film ne cache rien des sévices subis par les taureaux, même s’il ne s’agit que de rares plans au regard de la longueur du film. Taureaux ensanglantés par les banderilles, achevés par l’estocade, longue séquence sur le corps du taureau en train de mourir, et traîné sans attendre en dehors de l’arène. Dans des entretiens, Albert Serra explique même que Roca Rey lui avait demandé de couper au montage des séquences trop violentes, par peur de provoquer des réactions hostiles à la corrida… La barbarie des corridas n’est pas son sujet.

Albert Serra en artiste complaisant

Le film figure en page de couverture des Cahiers du Cinéma, illustrant la prévalence du focus « esthétique » chez les critiques professionnels sur le focus « sens »du film. Rendez-nous Jean-Luc Godard (« un travelling, c’est une affaire de morale »)…

L’entretien du réalisateur avec le journal Libération (le 26 mars 2025) est de ce point de vue plus terrifiant pour ce qu’il révèle de lui, que le sujet même de son film.

Selon Albert Serra, il a du faire preuve d’équilibre pour traiter d’un « rituel violent, sacrificiel, atavique ». L’entretien témoigne de l’inverse.

L’esthétisation de ces rites barbares est assumée par Serra : « La corrida est un rituel qui est par définition formel. Même s’il y a de la cruauté réelle, la répétition millénaire de la chose en fait une allégorie. Il n’y a pas vraiment de contenu à ce spectacle, seulement une forme par laquelle on pénètre dans un autre temps ». Il y a là une curieuse reprise du récit pro-corrida sur une tradition millénaire, et surtout l’évacuation de la cruauté sous forme d’une courte incise, vite évacuée.

La suite mérite aussi d’être citée : « Les gens s’ennuient dans l’arène à attendre la ‘magie’ que que produisent l’harmonie entre les gestes du torero et la force du taureau. Alors se joue la rencontre, profondément inégale, faite de domination, mais quand même tendue, incertaine sur le moment, entre la condition animale et la condition humaine. C’est un espace de déchaînement de la fatalité, un accès à quelque chose comme le destin ».

Et pour conclure : « les questions que je m’y pose sont d’ordre formel. Moi, je ne cherche rien, je n’ai rien à dire ». Il n’y a pas seulement banalisation et complaisance, cela va plus loin. Il y a la revendication d’un formalisme qui ne doit de comptes à personne, ni à la société humaine ni aux animaux. En quoi le statut d’artiste permettrait-il de s’affranchir de toute question morale. En quoi l’image permettrait par elle-même de transcender la morale ? Le vernis de l’art comme dernier recours de la justification des corridas.

Les moues bestiales d’un visage d’ange

Roca Rey selon Serra dans Libération : « Il y avait en lui cette poésie de l’écoute et de l’introspection. Et il est moderne, il est sur Instagram, c’est une star au cœur d’une activité archaïque. Il a un visage d’ange ».

Dans le film, ce visage d’ange multiplie davantage les grimaces, les insultes (au toro, au public), les gesticulations, les moues bestiales, les postures outrées, les vulgarités machistes, le concours phallique, voire même des rites religieux (embrasser sa médaille de la vierge).

Son entourage, filmé notamment dans le bus qui les transportent, patauge dans la vulgarité et la violence. Serra y voit de la « poésie populaire », « un langage allégorique », du « pittoresque » dans son entretien avec Libération.

E. Mathieux dans Mediapart y voit plus justement « une petite cour de chiots glapissants immatures bien qu’adultes ». Il voit dans les simagrées de Roca Rey des « torsions de dos au ralenti, insultes infamantes criées contre un taureau royal, petits pas de paon en piètre parade » qui « ne forment pas un art ».

Autant l’auteur de l’entretien dans Libération (Luc Chessel) est complaisant avec Serra, autant le 2e journaliste, Clément Colliaux, qui a réalisé la critique proprement dite, n’est pas dupe de la volonté du réalisateur d’esquiver toute position sur la corrida, en traçant le portrait d’un « mâle au virilisme douteux », qui a semblé le fasciner.

Au final, on peut regretter que l’Atalante n’ait pas saisi l’opportunité de la programmation du film pour organiser un débat sur une pratique pour le moins controversée, à Bayonne comme ailleurs, indépendamment de la tournée promotionnelle du réalisateur.

Patrick Petitjean, 6 avril 2025

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